Jean Nicolas, historien français né en 1928, réalise une monumentale thèse d’Etat sur la Savoie au 18e siècle. C’est par ce prisme provincial qu’il commence à s’intéresser aux révoltes et autres troubles de la société française du temps. Il publie en effet dans deux livraisons des Annales Historiques de la Révolution Française (1973/4 et 1974/1) « Ephémérides du refus. Pour une enquête sur les émotions populaires au XVIIIe siècle. Le cas de la Savoie ». Il décide ensuite d’élargir son terrain de recherche. –
La première originalité de sa démarche consiste à s’attacher à la deuxième partie de l’époque moderne, jusque là très à l’écart des débats sur l’importance et la signification des révoltes en France, et ailleurs. Sa deuxième originalité tient à sa volonté de lancer une enquête quantitative massive et systématique, qui doit mobiliser des collecteurs dans toute la France métropolitaine. La troisième tient à la nature des événements à collecter. Loin de s’en tenir aux révoltes mobilisant des centaines, voire des milliers de personnes, Jean Nicolas veut prendre dans les mailles de son filet tous les événements violents qui impliquent au moins quatre personnes n’appartenant pas à la même famille, et même s’ils n’ont lieu que sur un temps très court. Il s’agit donc, selon ses termes, d’une « enquête générale sur la violence et la contestation en France à l’époque du second absolutisme (1661-mai 1789) ».
C’est en 1982, alors qu’il est professeur à l’université Paris VII depuis 1980 (il y enseigne depuis 1978), qu’il commence à mobiliser autour de lui un groupe de collègues pour réfléchir à la fois à un protocole précis de mise en œuvre de l’enquête et à un colloque qui marquera pour le monde académique son lancement public, tout en ayant une autre échelle, tant chronologique que spatiale. Ce colloque, tenu en mai 1984, inclut d’ailleurs une demi-journée d’échanges collectifs sur l’enquête. Il débouche dès 1985 sur la publication de Mouvements populaires et conscience sociale XVIe-XIXe siècles, chez Maloine.
Parallèlement, la collecte concrète débute en 1983. Jean Nicolas peut compter sur un groupe de collaborateurs proches et sur des relais universitaires dans tout le pays, parmi lesquels on note la présence d’historien(ne)s de sensibilités assez différentes. Mais il n’en reste pas moins, tout au long du processus, la cheville ouvrière, de l’organisation de la collecte jusqu’au traitement des données, qui s’amorce au début de 1985 et qu’il assure seul. D’autant que les soutiens et financements institutionnels sont très limités. Une table ronde restée inédite se tient en octobre 1986. J. Nicolas y présente une communication intitulée : « Les émotions dans l’ordinateur. Premiers résultats d’une enquête collective ». Le bilan (avec courbes et tableaux) porte sur 2878 événements.
Deux documents fondamentaux structurent le travail. D’abord une grille de dépouillement de quatre pages dans laquelle les choix de codages (par exemple pour les groupes sociaux concernés) donnent lieu à débats et hésitations parmi les enquêteurs. Ensuite un cadre de classement des événements collectés : il détermine une typologie en 13 catégories principales, dont les subdivisions visent à couvrir tous les événements possibles. Elles font également l’objet, à la marge, d’ajustements successifs. En 1988, 5125 grilles sont exploitées. En 1999, quand la collecte vient à son terme, ce sont finalement 8528 grilles qui sont disponibles pour un traitement d’ensemble, en sachant qu’il y a évidemment une marge d’interprétation concernant leur unicité : ainsi faut-il compter comme un seul événement des agitations sur plusieurs jours, en une même ville, mais en des points différents de celle-ci ?
Quoi qu’il en soit, la contribution de Jean Nicolas à cette collecte est considérable ; il a en effet, à lui seul, rempli 5186 grilles du corpus, soit 60,8% du total. Ce très riche matériau, qui permet de solides analyses sérielles et statistiques, nourrit le livre de référence que Jean Nicolas en tire, avec la publication en 2002, au Seuil, de La Rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789. Il revient par ailleurs en 2003 sur l’enquête elle-même dans une communication à la Maison franco-japonaise de Tokyo.
Les cartons de grilles de dépouillement sont conservés par Jean Nicolas jusqu’en 2015. A cette date, à l’initiative de Gauthier Aubert, il les dépose à la bibliothèque du laboratoire d’histoire de l’université Rennes 2 (bibliothèque François Lebrun). S’y ajoutent des matériaux complémentaires liés à l’enquête (dont 300 lettres), qui sont par la suite enrichis de nouveaux versements de Jean Nicolas. Depuis lors, une équipe de chercheurs de l’université Rennes 2 et d’autres horizons, français et étrangers, travaille à la diffusion et la valorisation de ce fonds exceptionnel, d’autant que le livre, fondamental, de Jean Nicolas n’a pas été en mesure d’en exploiter toutes les potentialités. Ils rejoignent par ailleurs un souhait initial du maître d’œuvre : constituer « une banque de données susceptible d’une exploitation de type informatique et cartographique, à la disposition de tous les historiens, sociologues ou folkloristes désireux d’enraciner leurs recherches ».
Deux autres pistes sont également suivies : l’une porte sur l’étude de l’enquête elle-même, avec tout ce qu’elle peut révéler sur les pratiques et méthodes des historiens de la fin du 20e siècle. L’autre vise à enrichir le corpus de nouveaux apports, qu’il s’agisse de dépouillements complémentaires dans des fonds encore inexploités de la période 1661-1789 ou d’investigations hors du cadre chronologique initial de l’enquête.
Le projet En colère. L’enquête Jean Nicolas et au-delà constitue un lieu essentiel pour faire vivre cette démarche de diffusion et de recherche.